(niels) heart shaped wreckage

Comme à son habitude, Niels n'était pas à l'heure. Du moins, quand il s'agissait de la sphère privée. Parce que pour le travail, Monsieur était même souvent en avance. Ayant assisté à une conférence, il quitta le boulot un peu plus tard que d'habitude. Et, plutôt que de se dépêcher pour aller rejoindre sa fiancée qui l'attendait impatiemment au Scoop and Crumb, il s'arrêta quelques minutes pour discuter avec des personnalités importantes. Niels l'avait compris. S'il espérait, un jour, être quelqu'un d'influent, il allait devoir sacrifier tout le reste pour un moment. Il était passionné par ce qu'il faisait et ne ratait jamais aucune occasion d'agrandir son carnet d'adresses. Il arriva donc à la boulangerie, le sourire aux lèvres. Comme si de rien n'était. Il avait tant à raconter à sa fiancée. Sur les gens qu'il avait rencontrés, les sujets abordés pendant la conférence, le débat autour du Brexit. Tout un tas de thèmes qui l'ennuieraient très certainement mais qu'il se devait de partager avec elle. Il déposa donc un baiser sur son front et s'installa en face d'elle, mielleux. "Tu vas bien, mon cœur ?"

Aubrey n'était vraisemblablement pas aussi heureuse que lui. Il eut à peine le temps de s'assoir que la jeune femme grogna déjà. S'excuser ? Pourquoi ? Il l'avait pourtant avertie qu'il aurait une conférence importante. Certes, il lui avait aussi promis qu'il serait à l'heure, mais elle le connaissait. Elle savait bien qu'il n'était pas quelqu'un de ponctuel quand il s'agissait de ce genre de rendez-vous. Cela faisait des années qu'ils étaient en couple, il avait arrêté d'être gentleman depuis un moment déjà. Il resta bouche-bée devant la remarque de sa fiancée, un air amusé sur le visage. "Attends, Brie, je t'avais dis que j'avais une conférence aujourd'hui." Elle devait pouvoir trouver son retard logique. Du moins, c'était ce qu'il attendait d'elle. Il jeta un oeil à sa montre et releva les yeux vers sa future-femme. "J'ai à peine trente minutes de retard." Il riait nerveusement, quelque peu exaspéré. Il aurait aimé qu'elle soit plus compréhensive.

Son visage se referma. Disparue, la joie qui l'avait gagné à la fin de sa conférence. Il soupira, fatigué d'entendre encore et toujours les mêmes reproches. Ils n'arrivaient plus à communiquer sans se prendre la tête. Il l'écouta se plaindre, sans rien dire, totalement fermé à l'idée de s'excuser. Il était quelqu'un de fier et ne parvenait pas à demander pardon si facilement. Il se retint quelques secondes, puis finit par rire, toujours aussi nerveusement, à sa seconde remarque. "Non, mais tu te rends compte de ce que tu dis ?" Il secoua la tête de droite à gauche, avant de lever les yeux au ciel. "Je vais pas sortir mon portable en plein milieu d'une conversation avec des gens importants pour avertir ma chère fiancée chérie que j'aurai quelques minutes de retard." Il mit l'accent sur les termes "chère fiancée chérie" et "quelques". Comme à son habitude, il minimisait les choses. Et, Aubrey, selon lui, en faisait, une fois de plus, trop. "T'en fais tout un plat, Aubrey. C'est pas comme si je t'avais posé un lapin." Il était désormais remonté et allait avoir bien du mal à se calmer. Alors, pour contenir sa colère, il commença nerveusement à jouer avec le menu de la boulangerie, posé sur la table.

Il n'avait pas l'impression de traiter sa fiancée aussi mal qu'elle le prétendait. Au contraire, il avait toujours eu le sentiment d'avoir été un petit-ami idéal. Quelque part, c'était aussi pour elle qu'il s'investissait autant dans sa carrière. Pour qu'elle soit fière d'être au bras d'un homme influent, pour qu'ils puissent un jour songer à construire une famille. N'importe qui, à sa place, aurait profité du statut de son homme pour mener une vie de rêve. N'importe qui, mais pas Aubrey. Elle s'en fichait du pouvoir et de l'argent. Tout ce qui l'intéressait, c'était de chanter. Et, Niels n'en pouvait plus de ce sujet. Pourtant, aujourd'hui, c'était pour une toute autre raison qu'ils se disputaient. Car quand ce n'était pas Niels qui reprochait à Aubrey de tenter de faire décoller sa carrière, c'était la jeune femme qui en voulait à son fiancé de faire passer la sienne au premier plan. "Comme un petit toutou ?", répéta-t-il sur un ton moqueur. Il était remonté et savait pertinemment que les mots qui sortiraient de sa bouche se voudraient tous aussi blessants les uns que les autres. Pourtant, il ne put rester, là, sans broncher. "J'ai un vrai travail, moi. Et de vrais responsabilités. Et, le jour où tu comprendras ça, peut-être qu'on arrêtera de se disputer tous les jours.", dit-il en la pointant du doigt, sur un ton, cette fois-ci, accusateur. Il avait haussé le ton, mais pas assez pour qu'on les remarque. Il détestait s'afficher de la sorte.

Le jeune homme n'était pas conscient de la gravité de ses mots. En fait, comme toujours, il allait se rendre compte qu'il avait été blessant quand la colère serait redescendue. Mais, pour le moment, il en voulait surtout à sa jeune fiancée de réagir de la sorte. Il n'avait eu que quelques minutes de retard. Ce n'était quand même pas une raison pour se disputer. Aubrey haussa le ton. Et, quand elle affirma que son travail n'était pas moins important que celui du jeune homme, celui-ci ne put s'empêcher de rire. Toujours sur ce même ton moqueur. "Qu'est-ce que tu fais, au juste ? Monter sur une scène et chanter ?" Il secoua la tête de gauche à droite, exaspéré. "J'ai des coups de fil et des rendez-vous toute la journée, je passe mon temps à courir pendant que, toi, tu passes le tien à rêver dans ton lit, en espérant devenir la nouvelle Beyoncé." Il était dur avec elle, mais il avait l'impression qu'elle ne considérait pas son travail. Il la regarda se lever et l'écouta sans prendre en considération ses propos. "Oui, et bien, il serait temps que tu fasses la distinction entre plaisir et travail." Il se redressa sur sa chaise et fronça les sourcils. "Et, je peux savoir ce que tu fais, là ?" Elle n'allait, quand même, pas le planter ici, après lui avoir fait toute une scène pour son retard. Si elle s'était contenue de râler, peut-être qu'ils auraient pu passer un bon moment ensemble.

Il termina son monologue, ou du moins ce qui semblait en être un, et la regarda finir de se rhabiller. Elle rentrait. Elle le lui annonça le plus naturellement au monde, un sourire aux lèvres. Et, ce sourire, agaça Niels au plus haut point. Il haussa les sourcils, complètement déboussolé. Il n'avait quand même pas fait tout ce chemin pour ça ? La jeune femme renchérit en affirmant qu'elle ferait peut-être mieux d'aller chez ses parents. Là, où elle pourrait laisser parler sa passion tranquillement. Niels vit, là, de la provocation, mais se demanda aussi s'il n'y avait pas un message codé derrière ça. Il plia les coudes et tourna ses mains vers le ciel pour montrer son incompréhension. Il resta dans cette position quelques secondes, avant de se redresser. "Tu sais quoi ? T'as raison. Va chez tes parents, vis tes rêves et fais ta vie.", lâcha-t-il, rouge de colère, en quittant la table à son tour. Encore des paroles qu'il allait regretter. Il allait, de toute évidence, venir ramper à sa porte le soir-même. Il attrapa sa veste et la pointa du doigt, en lui lançant un regard noir. "Tu viendras pas pleurer le jour où tu te seras rendue compte que tout c'que tu fais, là, c'est du vent. De la gnognotte." Le ton de sa voix se voulait méprisant.

Il l'aimait Aubrey. Plus que tout au monde. Et s'il se surprenait parfois à fantasmer sur d'autres femmes, dont une en particulier, il finissait toujours par revenir à la raison. C'était elle, la femme de sa vie. Aucune autre. Il l'avait demandée en mariage et, bientôt, tout cela ne serait plus que du passé. Mais quand ils se disputaient de la sorte, il avait tendance à oublier à quel point son amour pour elle était grand. Au contraire, il se demandait même ce qu'ils fichaient encore ensemble. Ils étaient si différents. Une fois passée la magie des premiers mois, une routine s'était installée. Et si, au départ, tout cela lui convenait, les choses semblaient avoir changé désormais. Les projets des deux tourtereaux ne faisaient qu'évoluer. Mais, ils ne concordaient plus. Aubrey lui demanda de s'arrêter. Et, s'il n'avait pas été rouge de colère, sans doute aurait-il remarqué qu'il venait de la blesser. Mais, il n'en était rien. Il ne voyait pas tout cela. Pas encore. La jeune femme lui demanda ce qu'il voulait, à la fin, et quitta la salle, l'attendant tout de même à l'extérieur. Il la rejoignit, tête baissée, honteux de passer devant les vendeuses après cette scène. "Va faire ta vie. On n'a rien avoir ensemble tous les deux.", lança-t-il en regardant ailleurs, rongé par la haine. Ce n'était pas la première fois qu'il menaçait de mettre fin à leur couple. Ils s'étaient d'ailleurs déjà quittés par le passé. Mais, ils avaient fini par se rabibocher. Parce qu'ils s'aimaient. Du moins, lui, l'aimait.

Alors qu'il lui tournait littéralement le dos, il sentit une main venir agripper son bras. La voix de la jeune femme retentit plus fort, ce qui attira, automatiquement, son attention. Il daigna enfin lui faire face. Mais, aussitôt, ce fut le regard d'Aubrey qui fuit. Leurs pupilles refusaient de se croiser. Pour une fois, depuis qu'il l'avait rejoint, Niels resta muet. Il écouta sa fiancée sans dire un mot. Même s'il ne voyait pas forcément son visage, il la connaissait assez pour savoir qu'elle était au bord des larmes. Et, quand elle était dans cet état-là, le jeune homme craquait, lui aussi. Il ne fondait pas en larmes, incapable de pleurer en public, mais il culpabilisait. Car il ne supportait pas de voir la femme qu'il aimait aussi mal. Surtout quand il en était, en partie, responsable. Alors, il se racla la gorge et, tout de même trop fier pour reconnaître ses torts, lança: "Je cherche pas à te blesser, Brie, j'essaie de t'ouvrir les yeux." Le ton de sa voix était plus calme et son regard plus doux. Mais, la colère n'avait pas disparue pour autant. "Et puis, remets un peu les choses dans leur contexte.", renchérit-il en la pointant à nouveau du doigt. Après tout, c'était elle qui l'avait presque agressé, alors qu'il était arrivé le sourire aux lèvres. Ne supportant plus son regard fuyant, il lui tint, à son tour, le bras, de sorte à ce qu'elle daigne enfin tourner la tête. "Ça sera comme ça tous les jours ?", demanda-t-il sincèrement. Ce n'était pas ainsi qu'il avait imaginé leur avenir ensemble.  

Les mots de la jeune femme heurtèrent directement son égo. Oui, il n'était que son fiancé. Quelqu'un dont l'avis ne comptait vraisemblablement pas. Il voulut rétorquer. Pourtant, il n'en fit rien. À la place, il fixa sa fiancée, totalement vidé. Elle venait d'épuiser toute l'énergie qu'il avait eu en lui, quelques secondes auparavant. En deux mots. C'était dans ces moments-là qu'il se demandait à quoi était voué leur couple. Très certainement à l'échec, s'ils ne mettaient pas, tous les deux, un peu d'eau dans leur vin. Ses yeux se rivèrent finalement sur le sol. Il avait l'impression de la perdre et en était anéanti. Il lui posa d'ailleurs la question fatidique. Celle qui révèlerait, selon lui, les intentions de la jeune femme à l'égard de leur couple. Il vit ses pieds se rapprocher des siens. Un pas qu'il ne sut d'abord pas interpréter, jusqu'à l'annonce de sa fiancée. Elle n'avait pas envie qu'ils continuent sur cette lancée- ou plutôt descente- non plus. Le jeune homme releva la tête vers elle et plongea son regard dans le sien. "T'es ce que j'ai de plus cher au monde, Brie." Il marqua un court temps de pause. "Mais, ma carrière passera toujours avant nous.", dit-il en la regardant dans le blanc des yeux. Il se devait d'être honnête avec elle, pour qu'elle ne se fasse pas de faux espoirs. Il espérait un peu de compréhension de sa part. Lui, qui refusait qu'elle, de son côté, réalise son rêve de devenir chanteuse.

Il sentit sa main se poser sur la sienne et se resserrer aussitôt quand il termina sa phrase. Il avait conscience que ce n'était pas ce que la jeune femme voulait entendre. Mais, il ne pouvait pas faire semblant. Ses ambitions étaient apparues avant Aubrey, dans sa vie. Et, il s'était toujours donné pour but d'accomplir ses objectifs, peu importe les obstacles qui viendraient se mettre sur son chemin. Sa fiancée n'en était, initialement, pas un. Mais, depuis qu'il avait abandonné sa carrière d'avocat pour se lancer dans la politique, leurs routes semblaient s'être séparés. Il ne voulait pas d'une chanteuse à ses côtés. Il voulait une femme avec un réel métier. Quelque chose de prestigieux, comme lui. Et s'il pensait, d'abord, qu'elle retrouverait la raison avec les années, il n'en était, en fait, rien. Aubrey se voyait toujours devenir une star de la chanson. Face à la réponse de sa fiancée, Niels rompit instantanément tout contact physique. Il lâcha sa main et fit un pas en arrière. Il leva les yeux au ciel et prit une grande inspiration, avant de replonger son regard dans le sien. "J'en veux pas de ta carrière, Aubrey.", dit-il en riant nerveusement. Il était égoïste, mais n'en était pas forcément conscient.

Il n'y arrivait pas. Il avait beau se répéter à quel point il aimait sa fiancée, rien n'y faisait. Il était incapable de la soutenir dans ses projets professionnels. Niels était quelqu'un de très organisé. Sa vie était un plan qu'il se devait de suivre à la lettre. Et, la passion de la jeune femme n'entrait pas dans ce plan. Elle était contraire à tout ce qu'il avait pu imaginer. En fait, elle aurait aussi bien pu lui dire qu'elle voulait devenir strip-teaseuse qu'il n'y aurait vu, là, aucune différence. Il ne voulait pas d'une Selena Gomez à ses côtés. Il voulait une personne sérieuse, avec qui il serait fier de s'afficher. Il projetait de se présenter aux futures élections municipales, de devenir premier ministre dans un futur plus lointain. Comment allait-on le prendre au sérieux avec une chanteuse à son bras ? Personne n'avait trouvé le couple Sarkozy crédible. Niels avait besoin d'une femme avec de réelles ambitions. Pas seulement des rêves. "Non.", rétorqua-t-il sèchement. "Non, je ne le comprends pas." Il serra les poings pour tenter de contrôler sa colère qui était soudainement réapparue. "Et, je ne le comprendrai jamais, tu entends ?" Il passa sa main sur son visage, avant de reprendre: "Je ne t'empêche pas de chanter. Tout ce que je te demande, c'est d'être réaliste. Tout ton truc là, ça ne t'amènera nulle part." Il leva les yeux au ciel et prit une grande inspiration. "Bon sang, Aubrey, arrête de rêver de strass et de paillettes." Il détestait l'appeler par son prénom complet, mais c'était plus fort que lui. Dès qu'il se fâchait, elle redevenait Aubrey.

Il ne se rappelait même plus de la raison initiale de leur dispute. Parce qu'à chaque fois qu'ils commençaient à se quereller, les deux tourtereaux en profitaient pour vider leur sac. Ils ressortaient tous les défauts et les faux-pas de l'autre. Tout ce qui n'allait pas chez lui et qui faisait en sorte que leur couple ne durerait pas. Pourtant, à côté de ça, Niels et Aubrey en avaient vécu des beaux moments. Ils étaient ensemble depuis quatre longues années et Niels était sûr d'une chose: il n'avait jamais aimé personne comme il avait aimé sa fiancée. Aubrey, c'était son premier vrai amour. À trente-deux ans, il avait découvert ce que voulait réellement dire ce mot. Un sentiment nouveau. Mais, pourtant, aujourd'hui, ils semblaient tous les deux avoir oublié ce qui les avait initialement réunis. "C'est ça, t'as raison. J'suis un con. J'suis un con d'avoir cru que tu grandirais un peu." Dans ces moments-là, sa fiancée l'insupportait. Il la trouvait immature, encore trop gamine pour lui. "Oh, mais fais donc, Aubrey. Va. Va te trouver un mec qui te soutiendra. Vas-y. Des idiots, y en a partout.", dit-il en mimant le vent avec sa main, comme pour l'encourager à s'en aller. Évidemment, il ne pensait pas un mot de ce qu'il disait. Il ne supporterait pas de la voir avec un autre.